« Dans ma ville, on traîne » : l’espace vécu caennais d’Orelsan
par Jean-Marc Fournier et Ugo Legentil

Table des matières
Le rappeur Orelsan met régulièrement en avant dans ses textes ses origines normandes, et décrit en particulier son espace vécu, pendant sa jeunesse, dans la ville de Caen. C’est dans la chanson « Dans ma ville, on traîne » (album La fête est finie, 2017) qu’il aborde de la façon la plus claire et directe son attachement personnel au territoire, et que l’on perçoit le lien contradictoire qui relie l’artiste à Caen, ville à la fois aimée et détestée. Pour Orelsan, les lieux vécus ne sont pas neutres, ils servent à témoigner des conditions de vie des habitants et des injustices sociales.
Une œuvre dans laquelle Caen est bien représentée
1Pour comprendre l’importance des lieux dans l’œuvre d’Orelsan, on a utilisé comme base de données l’intégralité des paroles des textes, pour tous ses albums, avec pour source le site Internet officiel du chanteur. Une analyse quantitative a été réalisée pour les 49 chansons faisant référence à 126 espaces au total. La méthode a consisté à faire une typologie de ces lieux : toponymie, fonction (logement, commerce, industrie, etc.), catégorie (centre-ville, périurbain, rural, littoral, etc.), etc., afin de mesurer les occurrences. Au total, 24 types de lieux ont été identifiés, ce qui révèle la richesse du corpus et la diversité des lieux. Les principaux éléments à retenir de cette analyse sont les suivants : 20 lieux font nommément référence à Caen, 37 autres lieux se réfèrent à Caen mais sans que le toponyme ne soit précisé, 23 lieux ont un lien avec le monde urbain de manière générale et 16 lieux concernent la campagne. D’autres espaces ont été repérés à une échelle plus large : la Normandie (5), Paris (5) et enfin 20 occurrences s’intéressent à la France ou à d’autres pays du monde.
Figure 1 : « Dans ma ville, on traîne » : carte des lieux cités
Crédits : Fournier J-M. et Legentil U.
Ce schéma représente tous les lieux cités dans « Dans ma ville, on traîne ». Dans un premier temps, on a placé les lieux précisément identifiés (exemple : le château). Puis on a localisé de manière arbitraire des lieux généraux (ex : les squares). Dans un troisième temps, on a cartographié de manière simplifiée des équipements urbains (ex : le tramway). Enfin, on a indiqué de façon aléatoire des lieux indéfinis (ex : « l’épicerie celle qu’est toujours ouverte »). L’objectif de ce schéma n’est pas de cartographier Caen de manière précise, mais de montrer qu’Orelsan décrit sa ville natale avec un large éventail d’espaces géographiques.
Une géographie sociale esquissée
2« Dans ma ville, on traîne » est la chanson la plus géographique du corpus puisqu’elle propose une visite guidée de Caen. Pour l’étude de ce texte, de nombreux recoupements avec d’autres textes ont été effectués afin de préciser et de valider les interprétations possibles. La société caennaise est ainsi découpée en quatre grandes classes sociales. On retrouve d’abord les « bourges » (ligne 72) qui « font les courses » dans le centre-ville en opposition aux exclus sociaux (punks, mendiants, clochards) également dans le centre-ville, mais aussi dans des lieux marginaux (« squats » l. 10). Orelsan nous parle de la classe moyenne périphérique qui habite dans des « zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes » (l. 4) et des « pavillons rectilignes, Où on pense à c’que pense la voisine » (l. 57). Enfin il mentionne la classe populaire qui loge dans « les grandes tours des quartiers, Où l’architecte a cru faire un truc bien » (l. 49), cette classe incluant les ouvriers (« C’est qu’dans les usines pas très loin, On s’calcine, on s’abîme, on fait du carburant pour la machine », l. 55). L’urbanisme est critiqué : les architectes font des erreurs et l’absence d’anonymat dans les lotissements conduit à une forme de contrôle social. D’autre part, si cette chanson énumère différents espaces de Caen, elle insiste en particulier sur les frontières urbaines et la ségrégation sociale des quartiers : « Si j’rappais pas, j’y serais jamais allé, Parce qu’on s’mélange pas tant qu’ça, là d’où j’viens » (l. 51). L’artiste présente ainsi une ville fragmentée, socialement et géographiquement.
Figure 2 : quartier pavillonnaire de l’est de l’agglomération caennaise
Crédits : Bailly G. et Charpentier S., ESO Le Mans
« On passe les weekends dans les zones industrielles, Près des zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes » (lignes 3 et 4) et « A côté des pavillons rectilignes, Où on pense à c’que pense la voisine » (lignes 53 et 54).
3Par ailleurs, dans cette chanson comme dans d’autres, Orselan exprime son appartenance à la classe moyenne et à ses lieux dédiés : « Là où les centres commerciaux sont énormes, Où on passait les samedis en famille, Où j’aimais tellement m’balader, Même quand on avait que dalle à acheter » (l. 39). D’autres catégories de personnes, plus secondaires, sont décrites, comme par exemple les Parisiens du littoral qui « nous trouvaient tellement nuls » (l. 67). Caen est également dépeinte dans son environnement régional : « le béton, les plaines » (l. 1), « Après y’a des champs, y’a plus rien » (l. 53) et par rapport à sa proximité à la mer « Où tu vois l’Angleterre derrière la brume » (l. 68). Elle est donc présentée comme étant une ville en région et en position périphérique sur la carte nationale.
Figure 3 : les confins des espaces bâtis de l’agglomération
Crédits : Bailly G. et Charpentier S., ESO Le Mans
A l’ouest de l’agglomération « Après, y’a des champs, y’a plus rien » (ligne 53).
La nuit : une autre ville
4Pour Orelsan, une autre ville apparaît la nuit : « Après vingt-deux heures, tu croises plus d’gens, Comme si on était encore sous les bombardements » (l. 25). Le territoire de vie est alors rétréci autour du port. D’autres personnages apparaissent : les « flics » (l. 27), les « Anglais ivre-morts » (l. 32) et les « mecs de la fac en troisième mi-temps, Qui devraient pas s’approcher du bord, Quand ils vont s’terminer sur le port » (l. 28). Dans cette autre ville, un univers parallèle se dessine, celui de la vie festive, des moments d’ivresse partagés dans des lieux publics mais aussi dans des lieux plus informels et illégaux : « On a traîné dans les rues, tagué sur les murs, skaté dans les parcs, dormi dans les squares, vomi dans les bars, fumé dans les squats » (l. 9). L’ennui et la consommation d’alcool définissent alors de nouveaux territoires : « J’ai tellement traîné dans les rues d’Caen, Avec une bouteille où tout l’monde a bu dedans, Entre deux mondes en suspens, Criminelle la façon dont j’tue l’temps » (l. 13). Puis un autre moment, plus tardif, apparaît : « Cinq heures du mat’, La queue dans les kebabs en sortie d’boîte, Tu peux prendre une pita ou prendre une droite » (l. 33).
Figure 4 : Caen la nuit, quartier du port
Crédits : Legentil U.
Les bars et leurs terrasses, Quai Vendeuvre, la nuit dans le quartier du port à Caen.
5Dans ce monde de la nuit, un lieu plus à l’écart est mentionné : « Pas loin d’un coin perdu, Où les filles se prostituent au milieu des grues » (l. 63). Il s’agit des friches industrielles du quartier de la Presqu’île, lieu de la marginalité extrême, comprenant des squats et des tentes accueillant des migrants et personnes sans domicile. Caen apparaît donc comme une ville double, avec une ville officielle très normée et standardisée (« pavillons rectilignes », « les centres commerciaux sont énormes ») aux activités de jour, et une ville la nuit plus cachée (« Entre deux mondes en suspens », « un coin perdu ») aux activités plus obscures. La nuit est ainsi un espace-temps particulier, une sorte d’ailleurs permettant de s’échapper d’un lieu ennuyeux au quotidien.
Le territoire, partie intégrante de l’identité
6Les liens affectifs avec Caen sont assimilés à une relation amoureuse difficile : « Ma ville est comme la première copine que j’ai jamais eue, J’peux pas la quitter, pourtant, j’passe mon temps à cracher dessus » (l. 5). Orelsan indique ainsi être captif de son territoire de jeunesse. Il ne peut pas s’en détacher car son passé est territorialisé : « A chaque fois qu’ils détruisent un bâtiment, Ils effacent une partie d’mon passé » (l. 82). Sa vie, sa jeunesse et son histoire correspondent donc inextricablement à des espaces auxquels correspondent des sentiments ambivalents : « J’la déteste autant qu’je l’aime, sûrement parce qu’on est pareil » (l. 8). La critique de Caen passe également par celle, convenue, de son climat : « Parler du beau temps serait mal regarder le ciel » (l. 7) et « Sous un crachin normand, Elle est même pas foutue de d’pleuvoir correctement » (l. 80). Enfin, la question de la diversité religieuse est abordée discrètement. Si le poids historique du passé catholique de Caen n’est pas oublié (« Ma ville aux cent clochers », l. 81), la diversité des pratiques d’aujourd’hui est aussi exprimée : « J’ai fait des mariages, des enterrements, dans les mosquées, les églises et les temples » (l. 77).
7Le Caen d’Orelsan mélange donc des lieux officiels « Près du château, ses douves et ses légendes urbaines » (l. 76) et des lieux alternatifs et clandestins. Dans cette ville, « on traîne » car il y règne l’ennui des villes moyennes et des quartiers homogènes et standardisés. Beaucoup de lieux décrits sont communs à de nombreuses villes françaises. Le public non caennais peut s’y reconnaître assez facilement. Caen, ville impossible à vivre et impossible à quitter : ce constat très banal vaut pour beaucoup de personnes, quelle que soit la ville où ils résident. Orelsan décrit des lieux très ordinaires, quelconques, où la vie est souvent ennuyeuse, mais aussi parfois heureuse « On a chanté dans les stades » (l. 10). Enfin la critique du territoire rejoint la critique sociale. Au-delà des injustices sociales, l’artiste caennais dénonce la détresse sociale : « Où y’a des clochards dont tout le monde connaît le nom, J’ai vu Gigi s’ouvrir les veines à coups d’tesson, Devant l’épicerie, celle qui est toujours ouverte » (l. 74). A Caen comme ailleurs, les conditions sociales extrêmes peuvent amener certaines personnes à vouloir tenter de se suicider dans la rue. Tous ces éléments qui dénoncent des situations sociales, associées à des lieux précis, sont récurrents dans de nombreuses autres chansons de l’artiste.
Figure 5 : catégorisation des occurrences des lieux dans les textes d’Orelsan (2003-2022)
Crédits : Fournier J.-M., Legentil U.
Entre 2003 et 2022, Caen est nommément citée dans 20 chansons.
Pour citer ce document
Jean-Marc Fournier et Ugo Legentil, 2025 : « « Dans ma ville, on traîne » : l’espace vécu caennais d’Orelsan », in Atlas Social de Caen [En ligne], ISSN : 2779-654X, mis à jour le : 24/02/2025, URL : https://atlas-social-de-caen.fr:443/index.php?id=1307, DOI : https://doi.org/10.48649/asdc.1307.
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